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EN BREF

Coup de force des actionnaires du Monde pour imposer leur favori à la tête du journal

par Blaise Magnin,

Depuis le jeudi 14 mai, la direction du Monde est vacante. Gilles van Kote qui assurait l’intérim du poste depuis la démission de Nathalie Nougayrède, poussée dehors par la défiance de la rédaction il y a tout juste un an, vient à son tour de démissionner…

Il ne souhaitait visiblement pas continuer à exercer ses fonctions après le rejet par la Société des rédacteurs du candidat présenté par le trio d’actionnaires Bergé-Niel-Pigasse pour mettre fin à cette période d’intérim. Un vote et une démission qui n’ont rien de surprenant alors que les propriétaires du journal avaient délibérément choisi d’ignorer les candidatures qui s’étaient déclarées spontanément au sein de la rédaction (Christophe Ayad, Jean Birnbaum et… Gilles van Kote), pour leur préférer le directeur des rédactions, qui ne s’était jamais déclaré publiquement, Jérôme Fenoglio.

Fâchés de ce vote qui contrecarrait leurs plans, les trois actionnaires demandaient dès le lendemain à la rédaction de reconsidérer sa position. Jérôme Fenoglio faisait alors savoir : « Je ne suis pas, je ne serai pas, le candidat et encore moins le directeur issu d’un coup de force des actionnaires. Je n’ai pas donné mon accord à leur communiqué du jour et je ne conçois de discussions sur l’avenir, avec le bureau de la SRM ou le pôle d’indépendance, que dans le cadre des procédures en vigueur, la principale étant la règle des 60% ».

Une déclaration qui l’honore – même s’il n’avait guère d’autre choix… Une déclaration qui vient aussi démentir ce que le même Jérôme Fenoglio, encore simple rédacteur, écrivait le 30 avril 2014 (soit deux semaines avant d’être promu à la tête des rédactions du quotidien) à propos de l’un des actionnaires du journal, Xavier Niel : « Au Monde, il n’a jamais été pris en défaut sur le respect de l’indépendance de la rédaction. » Maintenant c’est fait ! Une affirmation un peu rapide et imprudente extraite d’un article proprement stupéfiant qui avait échappé à la vigilance d’Acrimed.

Ce portrait exceptionnellement long (25 000 signes), intitulé « Xavier Niel, le triomphe du hacker » est une véritable hagiographie, ode au génie, à la générosité, au sens civique et à la singularité du milliardaire (voir les « meilleurs » passages en annexe). Un article d’une courtisanerie sans fard, qui fait injure à l’idée même d’indépendance et qui n’a pas dû nuire aux grands projets que Bergé, Niel et Pigasse nourrissent depuis pour son auteur…

Le problème dans cette affaire, n’est évidemment pas la personne de Jérôme Fenoglio. Ce dont il est question ici, et cela dépasse largement le seul cas du Monde, c’est du pouvoir que réclament et prétendent exercer les détenteurs du capital sur le fonctionnement, les orientations et la vie du quotidien. Par leurs déclarations désavouant le travail de la rédaction à propos de l’affaire Swissleaks, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé ont déjà montré le peu de cas qu’ils font de l’indépendance journalistique. Surtout, en 2010, lors du rachat du titre qui était alors au bord de la faillite, ils ont imposé des procédures de nomination des responsables du journal et un nouvel organigramme boiteux, avec comme seul objectif d’accentuer leur emprise sur la rédaction : ils proposent désormais le nom du directeur que la Société des rédacteurs n’a plus le pouvoir que d’avaliser ou non ; de surcroît, ils ont obtenu que le président du directoire soit aussi le directeur de la publication, privant ainsi le directeur de périmètre de responsabilité explicitement délimité – on ne peut dès lors être surpris que le journal ait déjà « usé » cinq directeurs en cinq ans…

Que les journalistes du Monde manifestent leur mauvaise humeur face à cet autoritarisme larvé de leurs actionnaires est plutôt salutaire, mais peut aussi apparaître paradoxal, voire cocasse de la part d’un quotidien par ailleurs si enthousiaste devant le capitalisme le plus décomplexé, et si hostile à l’égard de celles et ceux qui s’y opposent…

Blaise Magnin







Annexe – Xavier Niel, cet être hors du commun, par son salarié, Jérôme Fenoglio (extraits de l’article paru le 30 avril 2014 dans Le Monde)

- « Ce qui l’a placé là ? Avant tout, sa capacité à transformer l’argent qu’il gagne en gain pour les autres. »

- « Ces allers-retours entre enrichissement professionnel et dépenses personnelles brossent un nouveau portrait de Xavier Niel. Ils ont contribué à sa popularité de patron qui n’en a pas l’air, largement en tête dans les sondages sur les dirigeants français. Dans un pays obsédé par l’idée de son déclin, ils l’ont associé à tout ce qui tient encore. Dans ses placements, voués à être lucratifs ou non, il est souvent question d’écoles, d’incubateurs, de jeunes pousses qui aspirent à grandir, des mots qui incitent à tourner le regard vers demain. Le voilà omniprésent dans la vie des affaires, comme une version française et high-tech de Warren Buffett, le milliardaire américain, avec qui il partage le "goût de la redistribution" et l’hostilité à l’héritage – une hostilité bridée par une disposition du code civil, la réserve héréditaire, qui l’oblige à léguer les trois quarts de sa fortune à ses enfants, trois pour le moment. »

- « Deux décennies plus tard, son principal hobby, les virées dans les entrailles de Paris, interdites par la loi, reste imprégné de cette culture transgressive, gentiment anarchisante. Xavier Niel continue de fréquenter des groupes qui soulèvent des plaques d’égout, même si, fortune aidant, la rumeur lui prête la jouissance d’un appartement relié à un escalier privatif ouvrant sur les catacombes. "C’est une activité un peu sportive, un peu risquée, dit-il, que je pratique avec des gens normaux, que je fréquente depuis toujours, et qui me permet de visiter les dessous d’une ville que j’adore, de voir comment elle fonctionne." »

- « Pour les proches de Xavier Niel, cet avantage est la clé de son mode de fonctionnement, et de sa réussite. À son propos, tous décrivent un mélange de "facilité" et d’"obstination". Tous évoquent le plaisir avec lequel il plonge dans les bilans financiers, à la recherche des anomalies qui font monter les coûts et des routines qui empêchent la maîtrise de la chaîne de valeur. Tous jalousent une mémoire des chiffres hors du commun et une rapidité de calcul de "tableur Excel vivant", selon l’expression de Jérémie Berrebi, son associé au sein de Kima Venture, son fonds d’investissement dans les start-up. Tous envient sa capacité à être au courant de tout et d’apprendre très vite ce qui lui aurait échappé ; faculté que lui-même explique par sa pratique intensive du courrier électronique et sa répugnance pour les réunions, hygiène de vie qui rendrait son temps plus efficace. »

- « Contribuable français et fier de l’être, hostile à toute idée d’exil, Xavier Niel n’en est pas moins doté d’un talent de fiscaliste qui impressionne les amis qui viennent chercher conseil auprès de lui. "On dirait qu’il a appris le code des impôts par cœur", s’amuse Marc Simoncini, le fondateur de Meetic, l’un de ses plus anciens compagnons de route. »

- « Du hacker, le milliardaire a également hérité la capacité à ne pas se laisser noyer dans la complexité, à ne se focaliser que sur les points critiques d’une difficulté à contourner. "Sa grande force, c’est d’être capable de simplifier", dit Nicolas Sadirac, directeur de l’école de programmateurs 42, que Xavier Niel finance intégralement, et hacker de la première génération. »

- « Xavier Niel n’est jamais avare de cette confiance, accordée dans le cadre d’innombrables associations. Chez Iliad, les salariés qui apportent une forte plus-value sont conviés à prendre une part d’une des nombreuses sociétés qui composent le groupe. »

- « Le projet est mené par l’architecte Jean-Michel Wilmotte, qui résume ainsi la méthode Niel : "Le contact est direct, les réunions concises, les décisions immédiates. On ne passe pas par dix-sept intermédiaires. Il lance l’idée, et il fait confiance : à vous de travailler. C’est d’une efficacité extraordinaire, et cela fait gagner un temps colossal." Dans le domaine du bâtiment, cette méthode, et quelques bons contacts, peuvent déboucher sur une prouesse inaccessible au commun des mortels : Xavier Niel est l’homme qui peut obtenir qu’un chantier puisse s’achever dans les temps, voire en avance. »

- « Et un investissement beaucoup plus lourd, en association avec le mécène Pierre Bergé et le banquier d’affaires Matthieu Pigasse, dans des groupes de presse qu’il espère aider à négocier le virage numérique. Après Le Monde, en 2010, le rachat du Nouvel Observateur par le trio est né d’une fascination réciproque avec Claude Perdriel, autre amoureux des innovations techniques et des aventures managériales. »

- « Pour Laurent Chemla, un pionnier du hacking en France qui a mis en contact Niel et Mediapart, ces investissements, dans un secteur qui ne garantit guère de rentabilité, répondent à une certaine logique citoyenne : "Il a fait fortune, comme d’autres, grâce à l’émergence d’Internet. Il paraît normal qu’il reverse une partie de cet argent au journalisme, une des activités les plus menacées par l’émergence du numérique." Ces investissements n’en ont pas moins nourri les craintes que Xavier Niel puisse utiliser sa situation hégémonique pour influer sur le contenu de ces titres en fonction de ses intérêts économiques. Au Monde, il n’a jamais été pris en défaut sur le respect de l’indépendance de la rédaction. Lorsque Mediapart lui a consacré, début 2013, une longue enquête, très critique, à laquelle il n’a pas souhaité apporter ses arguments, il a envoyé des mails et passé des coups de fil courroucés à la rédaction. Mais cet énervement n’a pas prêté à conséquence. »

- « Toutes ses participations procèdent de son goût pour les commencements, pour les montages intellectuels qui prennent forme. Comme s’il cherchait à rejouer en permanence la scène primitive du jeune hacker qui s’aventure dans son premier projet. »

- « Xavier Niel est moins l’homme d’une revanche individuelle que la pointe avancée d’un changement d’époque. Un temps où l’excellence française tiendrait aussi dans une "box", fabriquée par quelques petits génies sans diplôme, et non plus seulement dans des œuvres titanesques, menées par des états-majors d’ingénieurs, comme le TGV ou Airbus. »

- « Mais que leur transmet-il, aux membres de cette nouvelle génération, qui rêvent de fonder leur entreprise, les yeux rivés sur la réussite de Facebook et de Google ? Le goût de la disruption, l’absence de peur face au risque. »

- « Il n’a surtout pas supporté qu’un journaliste, au cours de l’enquête, vienne photographier son domicile. (…) La vie privée est en effet sa limite la plus infranchissable. À l’heure où les frontières se brouillent sur les réseaux sociaux, en ces temps où même le président de la République ne parvient plus à éviter la révélation d’une liaison, lui professe un respect scrupuleux de la loi. »

- « Xavier Niel, patron populaire et inclassable, fait vendre. Il s’est donc résolu, sans déplaisir apparent, à faire le Jobs, en s’inspirant du patron d’Apple pour battre l’estrade à chaque occasion majeure de la vie de son entreprise. Et à jouer de cette image pour promouvoir les causes auxquelles il croit le plus, l’école 42 ou la halle Freyssinet. Mais il n’entend pas se livrer davantage. Longtemps, il a même retardé son apparition dans le classement Forbes des plus grandes fortunes mondiales en exagérant son endettement. En grand frère de la génération Daft Punk, Xavier Niel, retranché derrière le masque d’un sourire permanent et indéchiffrable, veut bien être visible, mais pas s’exposer. »

C’est tout ? C’est tout. Hagiographie à comparer avec nos articles...

 
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